Entre deux mondes
Extrait: "Il s’appelle Sergueï. Il était soviétique. Après la chute de l’empire, il a passé la
frontière et traversé tout le pays pour s’établir ici, au cœur des monts Tian, dans le défilé de
Kol-say. Entouré des siens, il déplace son campement un peu plus au sud, aidé par un cheval famélique. Nous échangeons quelques paroles amicales, gênés par la barrière de la langue; Sergueï parle anglais comme je parle russe. Je parviens à comprendre l’essentiel: des ours 'Isabelle' rodent dans les environs, je dois rester prudent et éviter tout comportement dangereux. Rassurant. Le bois sec moissonné par Sergueï et ses fils est encore là, à l’emplacement de leur ancien campement. Un luxe, après cette journée humide. Je décide que ce lieu est désormais mien et me réjouis du prochain feu en perspective. Quelques minutes après cette promesse, l’homme des sous-bois revient, accompagné de deux gaillards adolescents. Très rapidement et sans réelle communication, je comprends que cette manne ne resterait pas sur mon territoire nouvellement annexé. Avec mes illusions s’envole également la promesse de manger chaud.
Il est 16h, je suis seul, dans les montagnes, au milieu du monde…"
"L’Asie centrale a longtemps servi de passe plat entre les deux mondes. Une immensité de steppes bordée par quelques montagnes sauvages, ou nomadisaient des populations montées sur chevaux. Un peuple des herbes et du vent, des bêtes et du mouvement. Un amalgame culturel et spirituel qu’une administration centrale décida, un funeste jour, de segmenter en États; lardant ainsi la plaine de frontières invisibles et qui contraint, depuis lors, à choisir son visa et sa durée de séjour. D’ensemble fini, l’immensité steppique se compartimente désormais en territoires nationaux dont le seul dénominateur commun dérive d’un mot persan signifiant «lieu» et s’appose à la fin de chaque nom. Ainsi, le Kazakh-stan voisine avec le Kirghiz-stan et frontiérise avec l’Ouzbéki-stan et le Turkméni-stan"
"Tandis que je bougonne, un type m’aborde. Malgré la barrière de la langue, je parviens
à comprendre que cet homme peut m’emmener sur place. J’accepte et débute la négociation monétaire. C’est surprenant de constater que, partout dans le monde, les gens qui d’ordinaire ne font pas l’effort d’apprentissage d’une langue étrangère, se mettent à comprendre l’incompréhensible quand il s’agit de pognon. […] Son tas de ferraille monté sur roue a sans doute connu des jours meilleurs. C’est la plus pitoyable automobile que je n’ai jamais vue. Je suis, à ce moment-là, loin de me douter que ce sera la première d’une longue série de bagnole décharnée."
"En peu de temps, nous arrivons sur une route aux bords non délimitées, dans un nuage de poussière grise qui nous oblige à fermer les fenêtres pour cuire à l’étouffée sous un soleil de plomb. […] Autour de moi, des vaches accusent le coup, allongées sous les rares arbres disponibles. Je sais que les monts Tian, où se cachent les lacs Kolsai, se trouvent devant moi, mais j’ignore à quelle distance. J’aimerai gagner le 1er lac avant la tombée de la nuit, histoire d’avoir une vue claire de l’endroit où je planterais ma tente."
"Le sentier pour y accéder est raide et glissant; par moment,
il frôle même les eaux froides du lac avant de remonter brusquement dans la forêt. Il me faut une heure pour atteindre le promontoire et installer avec hâte mon campement. Quand la dernière sardine de ma tente est plantée, il fait nuit depuis longtemps…
[…] Le matin est bienvenu tant la nuit fut mouvementé. Plusieurs renards ont fureté,
curieux de tout, autour de ma tente. […] Ces bêtes qui, à midi, se
cachent dans la forêt épaisse, offrent, à minuit, une ronde des plus angoissante."
"Les rivières de montagne ont ceci de particulier qu’elles permettent, le plus souvent,
d’apaiser sa soif en maintenant leur lit à l’exacte température espéré par les randonneurs
asséchés. Leurs courbes élégantes tracent le sillon de la vie et la mélodie de leur écoulement régule le tempo de la forêt. […] Sur ma droite, chevauchant fièrement, une
demi-douzaine de cavaliers Kazakh escaladent sans effort apparent le dénivelé que je
maudissais quelques minutes auparavant. Ces double poneys sont assurément les plus
incroyables montures qu’il m’ait été donné de voir. Parfaitement profilés pour la montagne;
leurs sabots assurés ne souffrent d’aucune hésitation quand il s’agit de gravir des pentes
ardues, traverser un pierrier ou franchir les eaux tumultueuses d’un gué."
" Les chevaux récupèrent en broutant les herbes fraîches, à l’ombre des sapins. Quelques braves bondissent en hurlant dans l’eau glacée, sous les rires, moqueurs mais frileux, des spectateurs restés sur la terre ferme. Ceux-ci forment un cercle d’amitié bienvenu où circule de main en main une bouteille en plastique au contenu étrangement blanc. Assis sur mon sac, contemplant stoïquement le panorama, un homme s’approche, la fameuse bouteille à la main. D’un geste fraternel, il me tend le curieux breuvage que je porte immédiatement à la bouche. C’est en me retenant de vomir que l’individu me désigne d’un doigt la jument au loin. Je comprends alors que l’immonde liquide qui graisse encore mon œsophage sort directement du corps de l’animal. Un lait de jument fermentée, titrant 5 ou 6 degrés d’alcool, nommée «Khumus». Je remercie ce barman improvisé et me promet de ne plus jamais accepter de verre de la part d’un inconnu."
"Dorénavant seul, je décide d’un brin de toilette. A mon tour, et sans
spectateur, je m’introduis, nu comme un ver, dans les eaux du lac. […] D’un bond, je jaillis hors du lac et reste là, à 2300m d’altitude, le sifflet au vent, dans la nature préservée. Dans notre confort citadin, où l’hygiène quotidienne est si banale, on oublie vite l’agréable sensation d’un simple bain revigorant. […] En retrouvant le 1er lac, je découvre avec effarement que, là aussi, l’invasion chinoise prend corps. Le chemin étroit se transforme en autoroute à baladins bruyants, en chaussures de corde ou talons, fidèles à leurs habitudes ridicules. […] Les yourtes et les distributeurs automatiques, aperçus ci et là au bord de la route, confirme ce que je pressentais: le sud du Kazakhstan deviendra, prochainement, une destination touristique très prisée. En tout cas, le pays s’y prépare, pour le meilleur et pour le pire."
"En retournant vers Saty, je tends le pouce nonchalamment, dans l’espoir assumé de
conserver un peu d’énergie pour la suite du voyage. J’ai largement le temps de marcher durant 5 kms avant de monter péniblement dans une camionnette surchargée, suant l’huile et le gazole, dont l’heureux propriétaire est un ouvrier de voirie dont le chantier se situe tous prés. La route est large et récente, lisse comme du verre, et pourtant, je rebondis dans la carlingue comme sur un sèche-linge."
"Une odeur de moisi me coupe la respiration et je comprends rapidement que nous
n’aurons pas la place de s'asseoir, la grosse dame, mon sac et moi, à l’arrière de cette voiture. L’ancien le sait et décide de virer manu militari la femme, dont j’ignore si elle est sa femme, sa fille, assurément pas sa mère. Stupéfait, je ris et je compatis, sans savoir où ce curieux personnage m’emmène. J’obtiens presque instantanément la réponse; le vieillard se gare le long d’une maison au joli jardin baigné de soleil. La femme, injustement délaissée, n’est qu’à 200 mètres. La générosité de ce villageois me sidère."
" […] j’arpente un chemin de cailloux ocre qui absorbe, sans les
recracher, les particules chaudes de l’atmosphère. L’air se gonfle de vapeurs braisées, j’ai l’impression de marcher sur la grille d’un barbecue. Autour de moi, les reliefs rocheux
dentellent le ciel, et seuls quelques buissons survivent dans ce panorama austère. […] De nombreuses mues de serpent sèchent au soleil et craquent sous mes semelles. Je sais que cet environnement aride favorise la reproduction des reptiles et je me méfie des rencontres rampantes. […] Au bout de la route, notre convoi s’arrête devant une cabane toute militaire, en face d’une barrière de chantier. Un uniforme vient à nous et à l’intérieur de l’uniforme, un homme. Mon chauffeur et lui s’accoladent en riant. En quelques formules dont je devine l’essentiel, mon sort est réglé. Le militaire me permet d’accéder au canyon, sans frais."
"Aux alentours de 17h, un camion hors d’âge et d’usage s’immobilise à quelques mètres devant moi. Je me précipite à sa hauteur pour confirmer que son arrêt est lié à ma marche. D’un geste franc et amical, le chauffeur m’offre de grimper à bord de son tas de ferraille. Dans le même mouvement, j’ouvre la porte qui manque de tomber et bondis à l’intérieur du camion. Le routier me tend la main et se présente. Je ne comprends pas son nom et décide de ne pas le faire répéter. Il entend le mien sans le retenir et ce sont les seuls mots qui résonneront dans ce bahut durant tout le trajet."
"D'un point de vue olfactif, un dortoir de mecs, c’est Thoiry. Une ménagerie de fauves aux effluves diverses et aux habitudes nocturnes variées. Rapidement, je décide de fuir cet environnement musqué pour visiter la «Ville des pommes»."
"Le Kazakhstan est un immense territoire où les derniers cavaliers nomades voisinent avec les métropoles modernes, retardant l’échéance, peut-être inéluctable, de leur mise au pas
mondialiste. A ce moment-là, s’éteindra la poésie de ces coureurs de steppes, ces voyageurs perpétuels."