chronique d'un échec prévisible
maldonne et mal de mer
Texte intégral:
"Tout avait pourtant bien commencé. Une annonce, publiée sur un site dédié aux embarquements nautiques ; une réponse quelques jours plus tard et un échange téléphonique plein de promesses d’aventures augurait du meilleur pour les mois à venir. Le message, singulier et clivant, devait me séduire instantanément, le voici reproduit tel quel :
« salut ! sylvain , 48 ans , pas vacciné , mais en bonne santé . toi ? de même on va jouer a renvoyer la balle .... bon , si t'est juste vacciné , je m'en remettrais , ;) vu que je suis devenu personna-non-grata dans mon pays : maison vendu ( compromis signé la semaine dernière ) je dois signer le final et prendre mon cheque début décembre ( ha !!!! ces feignasses de membres de l'establishment ... ) . ensuite , 3 mois sur cette salope de méditerranée au chaud sur décembre/janvier/février pour me faire la main et voir la Grèce avant de partir ( ca m'as toujours fait rêver .... ) , et après , en avant ... avant les cyclones ! et loin des zombies .... bref , on verra bien . l'aventure quoi ! avec un grand A ! vous l'aurez compris , peu d'expérience de haute mer ( d'ailleurs " pas " , sur de si petit bateaux ) , et montagnard d'origine ( mais je sais me faire humble face au éléments ... ) . mais une vie a faire de la montagne , du parapente , du kite , habiter a Paris etc.... , bref , plein de trucs en environnement hostiles ... et réparateur de tout...très utiles en mer a mon avis. CAP cuisinier et BEP mécanicien de formation , tout ca pour finir dans le bâtiment... donc possibilité de faire le taxi a petit prix . je vous laisserais gérer financièrement : votre bouffe , l'apéro aussi si vous le buvez et vos clopes si vous fumez et les marinas si vous voulez vous y arrêter ( je suis plutôt adepte du mouillage loin des beau bateaux tout neufs.... ) , mise a part les obligatoires pour les papiers de douanes... perso je fume , et bois l'apéro quand la bleu est belle . mais j'évite de me mettre en vrac quand du frais est annoncé ( du vent ! hein ! pas des glaçons .... ) . juste assez casse-cou pour oser sortir de ma zone de confort . et si vos finances le permettent un p'tit kekchose pour la caisse de bord . j'hésite entre un endurance 44 (13.5 m ) , un Kerguelen un peu plus petit ( 11 m ) , ou son grand frère , le petit prince de 12.5 M . de toute façon ce sera un coque acier avec une hauteur sous barrot de 1.95 minimum et équipé haute latitudes , avec équipement hauturier officiel actuel ... ( putain c'est pas donné les iridium ! bon , pas obligatoire non plus mais apparemment moins galère pour chopper les .gribs... ) on verra ce qui sera dispo dans 3 mois ... bref , si t'en as marre de cette super ambiance sous Macron 1er , ou que tu veut juste prendre l'air ! et si tu sait faire la différence entre une Driss et une écoute , c'est déjà pas si mal ... et si tu sait encore t'ennuyer en mer dans cette époque de speedé... mais si tu chante je pourrais t'accompagner a la guitare , pis ca nous payeras nos soirée dans les cantinas local ! voila tout , si tu veut venir , toi aussi te faire la main cet hiver en med , ou le grand saut au printemps , hésite pas ! et donc de une a trois place dispo normalement suivant la taille du bateau . santé et bon vent ! »
A relire cette présentation, je me rends compte que tout était déjà là, entre les lignes.
Trois mois s’écoulent avant notre 1ère rencontre. Durant ce laps de temps, nous échangeons plusieurs heures ensemble, par téléphone interposé. Le contact est bon, rassurant, une familiarité se crée, d’une manière tout à fait naturelle. Nos conversations tirent de longs bords dont l’issue est le plus souvent inconnue et nous retirons de ces digressions un plaisir commun.
Nous sommes à la moitié du mois de novembre et je reçois l’appel qui matérialise nos projets communs :
« Salut Jimmy, j’ai peut-être trouvé mon bateau. Il patauge actuellement en Camargue. C’est un Petit Prince de 12,5m. Il est en acier et dans mon budget, je vais le voir samedi. Avant ça, pourrais-tu demander à ton beau-père de jeter un œil de skipper aux différentes photos et caractéristiques techniques du rafiot ? Ça m’aiderait… »
Ça m’aiderait ? A posteriori, c’est troublant de réhabiliter les moments qui auraient dû nous faire douter. Tous les signaux d’alarme étaient là, ils clignotaient comme une balise de retournement. Mais, excité et obnubilé par la belle page d’aventure qui s’ouvrait devant moi, je n’ai pas su capter l’évidence.
Le bateau est, de l’avis de tous, un bon bateau. Lourd, solide, beau, c’est un ketch de croisière efficace et malin. En tout état de cause, il convient parfaitement à l’entreprise nautique à laquelle son nouveau propriétaire le destine. D’autant plus que le voilier revient de Nouvelle-Zélande, où il a roulé quelques bosses dans les hautes mers du Sud. Voici donc mon capitaine en pleine possession d’un moyen de locomotion.
Les semaines passent et les maisons de France s’enguirlandent joyeusement dans une ambiance de fête autour du plus formidable moment de l’année. Visiblement peu concerné par ce changement de décor momentané, Sylvain me charge un soir de rédiger une annonce sur le site bien connu des navigateurs Bourseauxéquipiers.com, afin de recruter le reste de l’équipage. Mon annonce, plus conventionnelle que la sienne, ratisse aussi plus large :
« Salut marin,
J'ai un rêve. Un rêve de traversée, de houle et d'alizés. Ça tombe bien, j'ai trouvé un voileux, un capitaine, et ce capitaine à son bateau, un beau ketch Petit Prince en acier, qui attend en ondulant doucement, amarré au bout de la Camargue.
Et dans ce Prince il reste une place. Un homme, une femme, qu'importe, mais un corps rempli d'esprit d'aventure et d'une bonne dose d'audace et d'adaptabilité.
Nous partons entre fin janvier et début février au plus tard. Vraisemblablement du Sud de la France.
Destination > les Antilles ou la Guyane. A définir. Caisse de bord à prévoir.
Une fois de l'autre côté, je continuerai pour un tour de vélo en Amérique du Sud, le propriétaire du voilier poursuit sa route maritime en fonction des envies et des vents.
Voilà pour l'essentiel, on est disponible pour répondre aux autres questions.
Je m'appelle Jimmy, il s'appelle Sylvain, et toi ?
Ta cabine t'attend. Ose. »
Je poste mon message un lundi matin. 48h plus tard, 52 aspirants marins m’ont déjà répondu. Je laisse mon annonce active durant 2 semaines puis la supprime, satisfait des 80 réponses obtenues. Quel engouement ! La prise de ris(ques) est de toute évidence un sport à la mode et chacun(e) pour des raisons différentes veut sa part d’aventure. Plus surprenant encore, l’immense majorité des candidats à l’embarquement sont des candidates. De tous les âges, aux motivations diverses, aux expériences maritimes variées, elles ont comme dénominateur commun de vouloir prendre la mer et, par extension, quitter le pays. L’époque a résolument changé. L’homme seul n’est plus le marin désinvolte qui cumule les aventures dans chaque port, sa femme désormais acquiert l’autorisation de monter à bord et, dans certains cas, navigue même sans mâle. Corto Maltese devra bientôt se dégenré. Pour l’heure, ce changement de mœurs nous convient parfaitement. Il est de notoriété publique qu’un équipage mixte est préférable lors de longues sorties en mer, aussi nous décidons, Sylvain et moi, dès notre première entrevue suivant la mise en ligne, d’orienter notre recrutement vers une ou plusieurs femmes. A propos du nombre d’équipiers justement, le capitaine n’est pas fixé. Tantôt nous serions 3, tantôt nous pourrions être 4. Je comprends très vite que ma 1ère moisson de candidates devra être réduite, afin de ne pas nouer en lui de nœud psychique impossible à délier.
Consciencieusement, je lis et je classe les réponses à mon annonce. Devant la quantité de messages, je m’autorise à organiser un premier tri, sur des critères très prosaïques : j’élimine de prime abord toutes celles et ceux qui engagent la conversation sans un « bonjour » formel ou même un « salut » fraternel. Un bon quart disparaît ainsi. Un 2ème quart s’envole ensuite avec la catégorie de celles et ceux qui me balancent leur schéma vaccinal dès la 3ème phrase. Je sais bien que c’est actuellement la mode, qu’on divulgue son secret médical au tenancier de bistrot aussi sereinement qu’à son médecin de famille, mais ce n’est pas mon affaire. Bien entendu, ma discrimination ne se justifie qu’a l’aune du nombre impressionnant de candidatures reçues. Avec moitié moins de réponses, sûr que j’aurai été plus conciliant. Contrairement aux « consignes » données par Sylvain, je n’écarte pas systématiquement les hommes, notamment les navigateurs émérites. La suite me donnera oh combien raison.
Statistiquement, les femmes sont donc plus nombreuses. Le choix des candidates se révèle compliqué. Comment peut-on estimer la valeur d’une possible future équipière en discutant 1h par téléphone ? Sur quels critères objectifs les juger ? Je ne suis ni flic, ni DRH, je ne suis même pas qualifié pour recruter des marins puisque je n’en suis pas un moi-même. Pourtant je le fais, je recrute, je sélectionne et par conséquent je sanctionne. Je décide d’appeler 10 filles et 2 garçons. Voilà ma première sentence. Dans ce panel se trouvent forcément les futurs navigateurs avec qui je vais passer plusieurs mois de ma vie dans un espace mouvant et restreint. Pourquoi eux ? Pourquoi pas cette femme de 60 ans qui voulait fuir en voilier, mais fuir quoi, fuir qui…Je l’ignore et je préfère l’ignorer. Pourquoi pas ce type, sans doute compétent et affable, qui, « en accord avec son employeur et sa femme » voulait prendre la tangente un temps et voguer à l’horizon. Etrange. Ou peut-être pas, après tout ma situation n’est guère différente, mais pourquoi ne pas l’expliquer concrètement dans son message ? Je ne le saurais pas. Ou alors ce couple d’une vingtaine d’années, enjoué et guilleret, prêt à appareiller dans la semaine mais dont le manque de maturité conjugale m’amena à repenser mes conditions de recrutements. Je sais les défis engendrés par la vie amoureuse lorsqu’on s’aventure dans l’imprévu et le risque. Ça passe ou ça casse. Et je n’ai pas envie d’éviter les tirs d’assiettes au milieu de l’Atlantique. Alors pourquoi eux, cette douzaine de profils qui finalement attisent ma curiosité. Immédiatement, dans le lot, certains se détachent. Rapport au feeling ressenti au téléphone, rien de plus, rien de moins. Une voix, un détachement où au contraire une excitation mal contenue, je ne saurai dire précisément comment le processus psychologique agit dans ces moments-là. Vous pourriez expliquer, vous, comment vous avez été séduit par vos amis ? Quoi qu’il en soit, après 7 jours et autant de coups de fil, je consens à établir un classement des meilleures subjectivités et décide de ne communiquer à Sylvain que le nom et les coordonnées de 2 femmes et d’un mec. Ainsi, il aura la possibilité de plusieurs combinaisons : 1 femme et 1 homme, 2 femmes, 1 homme ou 1 femme. La veille de Noel, une décision tombe. Une décision à son image, une décision qui n’en ait pas vraiment une : il les a tout recrutés.
Nous serons donc 5 à bord. Il est donc temps de présenter l’équipage au complet. A la tête de celui-ci siège donc le propriétaire et capitaine du bateau, un quinquagénaire savoyard nommé Sylvain qui eut l’audace de bousculer sa vie, en vendant le lopin de terre sur lequel était bâti sa maison pour transférer son existence sur un ketch de 40 pieds avec pour objectif de parcourir le monde sans date de retour. Plus jeune mais nettement plus contemporain des engins à voile que le patron de la troupe, Florian est descendu de sa Bretagne natale pour s’amarrer à La Rochelle, acheter un voilier et en faire sa résidence principale le temps de ces études d’informaticien. La passion des pavois ne le quittant plus, le marin quasi trentenaire occupe dès lors ses journées à la navigation entre potes autour des îles surgissant à proximité des côtes Atlantique et rêve lui aussi de traverser l’océan. Bretonne elle aussi et navigatrice comme lui, Louise est le fruit d’une curieuse union entre un père charpentier naval et d’une mère malade sur n’importe quel ponton. Régatière régulière, elle maitrise le vocabulaire et les techniques nécessaires à la navigation hauturière et se distingue par une étonnante maturité du haut de ces 21 ans. Je la rencontre physiquement fin décembre, à Paris, ou elle termine d’emballer ses cartons avant de regagner la Bretagne. Je découvre alors une épaisse tignasse rousse sous laquelle se cache un large sourire tendre. Des yeux rieurs trahissent le bel âge de l’insouciance et d’une certaine forme de naïveté. Nous marchons deux heures dans un quartier que je connais bien pour l’avoir arpenté des années durant. La conversation est ordinaire, polie, convenue, bref, nous nous reniflons. Au bout des allées du parc Montsouris, nous nous séparons en nous promettant des retrouvailles prochaines. La dernière équipière de notre tribu est sans doute la plus frivole. Je me souviens de notre prise de contact par téléphone ; un appel à 20 000 volts où j’eus du mal à en placer une, sans cesse interrompu par les gargarismes et autres exagérations sonores de mon interlocutrice. Elle s’appelle Léa, et elle est franco australienne. Son projet de voyage est d’ailleurs intimement lié à sa binationalité puisqu’elle compte rallier Sydney en passant par l’Ouest. J’apprécie l’ambition de cet itinéraire et ne manque pas de lui apprendre que j’ai entrepris de rejoindre la même ville il y a quelques années en passant par l’Est. Contrairement à moi, qui n’est souffert d’aucune difficulté océanique en traversant l’Eurasie, elle devra affronter deux grands espaces maritimes et composer avec les calendriers météo. Tout comme moi, elle n’a pas, à proprement parler, d’expériences de navigation hauturière.
L’année débute et avec elle la promesse d’une traversée de l’Atlantique. Quinze jours avant le départ, je me rends à Port Saint Louis du Rhône, où le bateau est en pleine auscultation sur le quai. Et c’est sous un beau soleil d’hiver que je rencontre un Sylvain tout sourire. Le bonhomme est avenant, malgré un physique repoussant. Je découvre également le Petit Prince, la monture de voiles et d’acier sur laquelle je chevaucherai l’océan. Tout de bleu vêtu, il me toise de plusieurs mètres, juché sur d’immenses cales au milieu de centaines d’autres mats. Précédé du capitaine, je me hisse à son bord à l’aide d’une grande échelle et constate alors l’étendue du chantier. Un véritable vide grenier s’est organisé là, sans ordre apparent. Déjà, au pied de ce gréement, s’entassaient des tas de planches en bois que jouxtait des cartons éventrés où s’aggloméraient des outils en tous genre. Ce n’était pourtant qu’un prélude. En m’engouffrant dans le cœur du voilier, j’ai l’impression de pénétrer dans l’antre de Davy Jones, l’odeur en plus. Une odeur de fumée froide et de fluides corporels chaud, emprisonnée dans un halo de sciure qui semble ne jamais retomber. Conformément à la promesse de la poupe, le carré est un bordel inqualifiable. Dans chaque recoin est entreposé une myriade de matériaux dont je doute immédiatement de la pertinence sur un bateau. Maladroitement, je bute sur un morceau de bois sec dont j’apprends qu’il est en fait l’un des bancs du carré. Un coup de visseuse plus tard, voilà l’œuvre fonctionnelle et prête à recevoir mon séant. Sans prendre la peine de débarrasser un coin de table, le patron de ce merdier dépose devant moi un petit récipient en verre dans lequel il fait couler un peu de bière fraiche. En observant ce qui avait jadis contenu un yaourt à la marque bien connue, j’ai la confirmation que l’homme avec qui je trinque est un recycleur compulsif, à la limite du syndrome de Diogène, ce trouble du comportement qui commande de tout conserver malgré l’évidence de parfois jeter. Cependant, je ne m’inquiète pas. Le départ est prévu dans 2 semaines et le propriétaire vit à bord, il bosse chaque jour pour améliorer le confort et devrait, je l’espère alors, harmoniser l’ensemble pour son futur équipage.
Trois jours se consument dans l’environnement tabagique de cette tanière odorante. De temps en temps, je m’éloigne respirer en arpentant ce port à l’ambiance si singulière. Oubliés au bout de la Camargue, un millier de voiles patientent là, attendant d’être déployées par leur propriétaire au printemps. Chaque matin, les coques se recouvrent de paillettes d’argent comme autant de morceaux d’hiver que le vent glacial de ce début janvier sèche en sifflant. Seuls quelques mordus vivent dans ce monde toute l’année ; le plus souvent des déshérités passionnés qui hantent les ponts en quête de ronds. De retour à bord, je m’attelle à divers travaux, principalement cosmétique, matière dont Sylvain ignore visiblement les codes élémentaires. Bricoleur de génie, ce touche à tout répare, enduit et consolide son abri flottant d’une main sûre mais délaisse l’aspect esthétique au profit d’un pragmatisme qui confine parfois à la névrose. Pour chaque morceau de plafond fixé, un autre morceau de coque est dépecé. Il veut voir, savoir, comprendre ce qui se cache dans les entrailles de son nouveau jouet afin de l’exploiter le plus sereinement possible, ce qui est loin d’être idiot. Le centre du voilier est éventré, évidé, et la rouille est partout, la faute aux plexiglas fissurés, d’où suinte un mince mais inquiétant filet d’humidité à chaque rosée, laissant présager le pire en mer. Pas inquiet pour un sou, mon capitaine ô tu parles d’un capitaine me rassure en me causant d’un type, qui connait un type…bref on connait la chanson…qui devrait lui vendre un jeu de plexi’ tout neuf, en tout cas moins abimé. J’acquiesce, confiant. L’apparente sérénité de cet aspirant marin me laisse dubitatif, mais je dois l’admettre, assez admiratif. Sa volonté et son optimisme quant à la charge de travail qui semble s’accumuler chaque jour un peu plus me séduisent. Ce mec, à l’aspect aussi lamentable que son bateau, coche toutes les cases de l’aventure : un projet bancal, un manque d’expérience manifeste, un rêve de gosse, une volonté de faire, un mental d’acier. Malgré toutes les pièces à conviction étalées devant mes yeux, je n’entrevois à ce moment-là, que la réussite de nos projets communs. Le dernier soir, je l’invite au restaurant du port. Nous digressons sur nos vies perso en se baffrant sans honte. Le lendemain, je l’assure tandis qu’il grimpe en haut du mât pour réparer un spot. Je regagne ensuite le plancher des vaches et le salue au loin, tandis que je l’observe recoller son bateau. Je suis quand même inquiet, vais-je naviguer sur un chantier flottant ?
Comme convenu, je reviens au port 2 semaines plus tard. Entre-temps, Léa a fait défection. Une étrange photo d’elle le bras en écharpe justifiait de son abandon au prétexte d’un hypothétique bris d’os. D’un naturel méfiant, voire suspicieux, je ne crus pas immédiatement à cette mise en scène grossière. Les réseaux sociaux devaient confirmer mon intuition 3 jours plus tard. Oubliant notre lien numérique, ou plus surement n’en ayant rien à cirer, la demoiselle affichait son plus beau sourire à bord d’un grand catamaran et visiblement, les os de son bras avaient miraculeusement repoussé. En accord avec le capitaine, je décide de recontacter Sasha, étonnement écarté de ma première sélection sans aucune bonne raison. Sasha, c’est 1m65 de vitalité et de rire tout droit débarqué de Bruxelles. La pétillante étudiante veut rallier Cancun, au Mexique ; de là, elle filera en vélo jusqu’à Ottawa, au Canada, où elle débutera un doctorat en mécanique des sols. Je lui téléphone quelques jours avant le départ potentiel du bateau :
« Salut Sasha, c’est Jim. Tu as trouvé un bateau pour la transat ?
- Malheureusement non, pas cette fois.
- J’ai une proposition à te faire, mais il faut être réactive. Une équipière se retire de l’aventure, si tu es prête à appareiller dans 4 jours, la place est pour toi.
- Wouah, euh super, euh ok, waah, je m’y attendais pas. Je dois voir quelques petites choses avant, je peux te rappeler demain ? »
Le lendemain, elle me bombardait de questions pratiques avant de m’envoyer par message la confirmation de sa présence à bord.
Au port, les choses se précisent. Florian est arrivé en avance et découvre après moi, le biotope original dans lequel nous sommes censés évoluer durant 40 jours. Il a également pu apprécier la casse roulante qui sert d’automobile à notre cher capitaine. Un break Peugeot qui, à l’instar de son conducteur, parait 10 ans de plus que son âge véritable et qui, comme lui, sent le cloitre et l’humidité. La place du mort est jonchée de déchets qu’il faut transférer à ces pieds avant de pouvoir s’asseoir, les genoux dans le menton. La banquette arrière n’existe plus, oubliée sous les cadavres de bières et les chutes de contreplaquer. Deux panneaux photovoltaïque attendent même dans ce capharnaüm d’être installés sur le rafiot. Au cul de cette décharge est attaché une remorque, sorte d’extension bâchée où l’inventaire des immondices se poursuit : des bidons d’huile qui ne demandent qu’à être vidés coudoient avec des cartons moisis de fringues sales imbibés de gazole ; une multitude de sacs d’épices frayent avec une paire de tronçonneuses ; des ustensiles de cuisine hors d’âge et d’usage comblent les rares espaces vides. Malgré l’effarante réalité des choses, je continue de me persuader que chaque objet trouvera sa place et sa fonction dans un futur proche. En arrivant à son tour sur le voilier, Florian constate que la voiture constitue une version allégée du barnum de notre skipper.
Mercredi. C’est au tour de Louise de vivre l’expérience inédite. Sasha se présente vendredi. Je montre ma bouille 2 heures plus tard. L’équipage est au complet. Il est même surnuméraire car je ne suis pas venu seul, Alice, ma récente femme, m’accompagne pour les derniers jours à terre. Elle juge en même temps que moi cette joyeuse assemblée hétéroclite réuni ici grâce à un rêve commun. Nous dinons gaiement, dans la chaleur artificielle d’un carré à la lumière dorée, protégés de la nuit froide qui nous menace à travers les hublots. Hélas, il faut très vite aérer ce réduit chaleureux devenu au fur et à mesure un étouffoir de nicotine. Sylvain enchaine les cigarettes et disperse ses volutes bleues au-dessus de nos couches. Comme dans une discothèque de province, nous éludons le problème en plongeant le museau dans nos verres d’alcool bon marché. La soirée s’éteint doucement, dans la touffeur nocturne d’un air collant et chaud.
Au petit matin, la proximité du départ s’éloigne encore un peu quand je constate que le Petit Prince, qui barbote enfin sur l’eau, est dans un état presque plus minable que lors de ma 1ère venue. Pourtant, les gaillards se sont donnés du mal pour terminer à temps. Mais l’ampleur des tâches est colossale et je crains que le chef de tout ce merdier ne s’en rende toujours pas compte. J’en touche deux mots aux autres, dont les regards trahissent déjà l’appréhension. Par ordre de priorité : le rangement des affaires du capitaine qui occupent absolument chaque recoin du ketch, la réparation des fuites des pompes à eau, la vidange et le nettoyage des cales à gasoil, la résine pour les fissures des vieux plexiglas qui n’ont pas et ne seront pas changés, la menuiserie pour prévenir de toute chute d’objets pendant la navigation, les balancines à installer, les ris à tirer, les voiles à monter…je passe sur le nettoyage global qui n’a aucune chance d’aboutir sous le haut patronage de celui qui vient d’écoper d’un nouveau sobriquet : capitaine goret. Car tous nous en convenons, si le travail abattu par ce dernier en si peu de temps est impressionnant, il est encore loin d’être suffisant pour un appareillement. Peu importe les infatigables coups de collier que nous mettrons à l’ouvrage les jours prochains, le bateau n’est pas prêt et cela commence à nous faire douter. A commencer par Louise, la plus jeune d’entre nous, qui est secouée de crises de fous rires de plus en plus incontrôlables à mesure que la panique la submerge. Une riposte nerveuse en partie liée à son expérience nautique à bord de voiliers en parfait état de rangement. Elle a raison, nous le savons, mais pour l’heure nous nous taisons.
Ironie du sort, la météo s’en mêle et offre un peu de sursis aux doutes. Le vent forci et empêche la moindre barque de quitter le bassin. Nous mettons à profit cette sédentarité forcée pour vertébrer notre quotidien autour des différents travaux restants à faire à l’intérieur des cabines. Instinctivement, les personnalités se révèlent et les caractères s’affinent. Nous nous reniflons mutuellement et une tendance se dessine, l’équipage et le capitaine ne sont pas de la même espèce. Peut-être une question de génération, sans doute un problème plus profond. Ce n’est pas tant l’individu qui freine nos élans de sympathie, mais son manque de courtoisie. J’entends par là que l’homme se comporte de plus en plus fréquemment comme un patron d’usine, un petit chef arrogant dont le petit ton condescendant commence sérieusement à nous faire briller les nerfs. Exemplairement, l’animal se permet régulièrement de soupirer, d’ironiser, de moquer, un travail ou une initiative que l’un de nous vient de terminer. Le bouc émissaire principal de cette curieuse attitude est aussi le meilleur d’entre nous : Florian. Compétent, pédagogue et volontaire, le marin sait tout faire et ne ménage pas ses forces. Admiratif sans être jaloux, j’apprends beaucoup de ce garçon que je m’enorgueillis d’avoir appelé à bord. Ce n’est pas semble-t-il l’avis de Sylvain, dont je devine le complexe d’infériorité mal dosé, celui qui rend agressif et mesquin, et qui traduit en filigrane le doute perpétuel doublé d’un terrible manque de confiance en soi. Bien planqué dans les pâturages de sa maison intelligemment pensée comme une base semi-autonome, le bricoleur a de toute évidence maçonnée son existence en autarcie et quitté depuis longtemps les proximités humaines. Seulement voilà, au-delà de la navigation hauturière, la grande difficulté de ce périple réside dans l’expérience humaine inédite à laquelle nous nous sommes volontairement soumis. C’est en substance ce que je déclare un soir, au milieu d’une longue tartine déclamée à l’occasion d’un colloque de parole proposé par Sasha, adepte de verbalisation. En guise de réponse à nos craintes si clairement exprimées, notre oiseau de mer au goitre surdéveloppé se contente de marmonner des truismes en réglant son compte à une bouteille de rhum.
Les rafales ne mollissent pas et nous repoussons encore le départ. Les contingences professionnelles d’Alice ne souffrant d’aucune plasticité, elle doit partir et me quitter. L’unique hôtel du port nous fait la grâce d’une chambre tout équipée en échange d’une poignée de billets. Emplis par le déni, nous profitons d’une dernière nuit romantique pour trinquer du nombril. Le lendemain matin, je quitte son corps tiède et câlin et j’appréhende l’instant de la séparation physique. Quand arrive le moment fatidique, aucun mot n'est prononcé, son regard suffit. Je le fixe assez longtemps pour ne pas l’oublier, mais pas trop pour qu’il ne m’empêche pas de partir. Je la regarde de toutes mes forces, comme pour m’imprégner de tout son être. Je le sais, le chagrin va lentement me prendre, m’éteindre, me faire taire, me laisser les yeux un tout petit peu humide. Je souffle bruyamment en aspirant ma tristesse. Je rejoins le bateau en silence, légèrement titubant, car les moments d’émotion donnent à la démarche un aspect flou, pas toujours défini. Cette femme est mon épicentre affectif, la quintessence de ce qui pouvait m’arriver de mieux. J’ai su rapprocher ma vie de la sienne il y a 8 ans et elle occupe depuis lors chaque recoin de ma vie, elle l’a rempli complètement. Je la pleure mais nous nous retrouverons car l’amour est inconditionnel, il va au-delà des frontières et de l’absence.
A bord, personne n’ose me regarder dans les yeux. La pudeur des sentiments humains réclame de la discrétion et chacun d’eux l’a bien compris. Je m’attelle aux tâches de nettoyage car elles ne nécessitent aucune concentration particulière. Louise me seconde, tandis que Florian répare la pompe d’eau de mer et que Sasha récure le fond des cuves de gasoil. Le capitaine ? il répare la rappe à fromage. Au bout d’une demi-heure, la salle de bain est javellisée pour la 1ère fois depuis des mois. Les chiottes sont plus propres que la table du carré. Dire qu’il voulait les enlever… Deux mois plus tôt, alors que nous discutions par téléphone des travaux opérés sur le voilier, il me lança brut de pomme :
« Je compte virer les chiottes
- Pour quoi faire, je comprends pas ?
- Faire de la place, pour pouvoir ranger.
- Mais…on chiera où ?
- Dans un seau, sur le pont. J’ai souvent fait ça. Et je me rince le cul avec l’eau de mer.
- Ecoute Sylvain, pourquoi ajouter de l’incommodité à une situation par essence inconfortable ? Je pense que pour une traversée réussi, il faut 2 choses : bien dormir et bien chier »
Quand je fais part de cette conversation à mes futurs camarades de virée, ils sont unanimes : personne ne chiera dans un seau sur la proue. Au-dessus des gogues récupérés in extremis, les affaires de toilette du capitaine tanguent doucement au gré de la gite du bateau. Ce n’est qu’un échantillon de ce qui volera d’un bout à l’autre du rafiot pendant la future navigation en méditerranée. Nous le prévenons, nous proposons des solutions, nous espérons puis nous désespérons. Bientôt, le doute mue en impatience. Nous nous résignons à accepter le bordel, la personnalité foutraque et bourrue du capitaine, sa phobie de l’hygiène et ses habitudes débectantes comme quand il lèche goulument le fond de son assiette ou les carreaux de ses lorgnons, ses petites remarques irritantes pour ne pas dire insultantes à notre endroit, les odeurs écœurantes de tabac froid et de cannabis, les excès de boissons et la musique omniprésente. Au fur et à mesure du départ annoncé imminent, la musique justement, s’estompe puis se tait et le silence nouvellement crée s’emplit du vacarme assourdissant des questionnements de chaque pensée. Des réunions informelles s’organisent à chaque moment de répit, notamment lorsque capt’ain goret s’éclipse dieu sait ou, faire dieu sait quoi. On radote, on se coalise, on déblatère et on conclu toujours de la même manière : attendons de naviguer. Une nouvelle stratégie s’ajuste à l’orée du grand départ, elle consiste à courber l’échine pour mieux absorber les coups psychiques en attendant de jours meilleurs. Plus soudés que jamais grâce à notre capitaine très bouc et un peu émissaire, nous profitons d’un jour sans lui et sans mistral pour installer les voiles. Enfin costumé, le bateau devient un voilier.
Disparu des radars durant toute l’après-midi, Sylvain retrouve un bateau propre et voilé. Sur le pont désormais impeccablement briqué, aucun bout inutile ne traine, chaque chose est à sa place, solidement ancrée. D’aspect extérieur, le Prince est paré à naviguer. Notre redoutable efficacité, doublée de notre indéniable bonne volonté à faire progresser les choses sur un bateau dont le capitaine nous prend pour ses employés, sont à peine évoquées lors du diner suivant. A l’aise et aviné, notre gros malin trouve approprié d’ajouter de l’huile sur le feu de notre mépris :
« Tu as vu Sylvain, le pont est propre, on s’est donné cette aprèm, lance Sasha dans l’espoir d’une approbation.
- Oui, enfin quand même, j’vais pas vous dire merci pour avoir nettoyé vot’ maison, rétorque-il, ingrat »
Un coup d’œil aux prévisions météo désamorce la situation. Une bonne fenêtre climatique s’ouvre devant nous et nous pouvons partir demain matin. Aux sourires narquois et lucides sur nos visages, il pige que nous ne le croyons pas. Pour cause, si l’extérieur est opérationnel, l’intérieur est encore en chantier. Le carré ressemble à une annexe de Castorama et rien n’est tout à fait conçu pour contenir les outils pendant la gite. Louise démarre un fou rire incontrôlable dont il ne peut plus ignorer la signification. Son air renfrogné trahit son agacement et il se réfugie, comme à son habitude, dans les méandres d’internet sans dire un mot. Puis, il se roule un joint, augmente le volume de la musique, renâcle un peu le fond de son tarbouif, et nous ignore royalement. Je regagne ma couche en cabine avant, accompagné de Sasha, ma partenaire de nuitée, le seul gabarit qui convient à la partie droite de la banquette. Prisonniers des humeurs du propriétaire du bateau, Louise et Florian se partagent les couchettes du carré, patientant en silence que le sanglier daigne regagner sa paille.
Au matin, nous lançons une série de paris. Chacun annonce l’heure approximative de départ effectif. Sylvain déclare que nous serons en mer à 12h. Je prophétise le lendemain. Au milieu de la journée, il est clair que nous ne partirons pas aujourd’hui. La remorque est encore pleine, le ponton est colonisé par un tas de choses dispensables pour le commun des mortels mais primordiales pour notre vagabond des mers. A la dernière minute, nous récupérons une annexe gonflable, gracieusement offert par Alain, un copain voisin dont le joli bâtiment attend d’être rénové à son tour. Une belle âme cet Alain, on le ressent tout de suite. Ses traits poupons et son sourire enfantin sur sa face de bronze marquent instantanément la mémoire. Son regard coquin encerclé par ses grandes lunettes rondes achève de le rendre sympathique. Antithèse de notre marin porcin, ces deux la ont pourtant l’air de s’apprécier. Sans doute était-il différent avec son copain, puisqu’il n’en attendait rien. Un autre Alain rôde sur le port. Un sosie du chanteur Antoine, la chemise moins bariolée. Bandana vissé sur le front, il déambule à bicyclette avec l’air de régner sur un royaume. Propriétaire d’un sublime gréement en bois qu’il retape au fond d’un hangar, il me prête en début de soirée un peu d’électricité afin de mener à bien ma dernière mission : découper un épais morceau d’aluminium que Diogène veut à tout prix garder. Il atterrira, comme le reste, dans le fatras de sa cabine arrière. Décidément, ce rafiot ressemble de plus en plus à un cargo. Sur le pont arrière, arrimé au portique de poupe, s’empile tout ce qui ne pouvait pas s’entasser à l’intérieur : mon vélo et celui de Sasha mais aussi des bidons vides, une bouée réglementaire accompagnée de sa balise de retournement, des barres d’aluminium et la fameuse annexe, roulée en boule. Le poids accumulé à l’arrière fait dangereusement tremper le cul du ketch sous la surface de l’eau. A cette remarque, Sylvain se contente de hausser les épaules en chargeant le mec responsable de l’antifouling d’avoir mal peint la ligne de flottaison.
Ce soir, c’est la chandeleur. Bonne pâte, je propose de faire des crêpes. Je m’affaire à la cuisine avec entrain quand nos voisins de bassin s’incrustent sans discrétion. Nous les avions croisés plusieurs fois, avions échangés amicalement sur nos projets respectifs, mais nous ne les connaissions pas complètement beurrés. A peine ont-ils posé une chaussure sur le sol poussiéreux de notre pré carré que je savais que la soirée était baisée. Un verre, puis deux, trois, quatre, le compte n’a plus d’importance, les deux oiseaux volent ailleurs, loin de la carcasse métallique qu’ils envahissent de leurs corps pochetronnés. Dix fois, cent fois, ils répètent sans se fatiguer que « notre projet est formidable » que « la voile est un univers incroyable » ou « tout le monde peut se rencontrer et s’aimer » et, dans la même phrase, ils nous assaisonnent de « vous n’avez pas le profil » ou encore « le bateau n’est pas prêt ». Ces éclairs de lucidité éthylique entament quelque peu le moral des troupes, à commencer par le capitaine qui doit confesser devant son équipage que « non, il n’a jamais jamais navigué ». Ohé, ohé. Dans un autre contexte, cet aveu nous aurait sidérés. Mais ce soir, après tout ce qu’on a déjà vécu de consternant, cette révélation nous laisse pratiquement de marbre. Nous partons traverser la Méditerranée et l’Atlantique à bord d’un bateau dangereusement mal rangé, dirigé par un capitaine qui n’a jamais navigué. Je sais, dis comme ça, c’est con. Je romps la conversation qui tourne en rond pour passer un coup de fil à mon épouse. Une heure plus tard, je reviens me coucher et j’apprends que la fin de soirée a été plus mouvementé que prévu. L’un des deux couillons s’est pris d’affection pour Louise et n’a pas hésité à lui flanquer une main au cul. Une manière cuistre et brutale d’informer la femme désirée de ses intentions reproductives. Naturellement, la navigatrice s’est offusquée et les deux guignols ont été sommés de quitter précipitamment le cockpit sans terminer leur verre. On ne répétera jamais assez, les relations hommes/femmes sont le fruit d’une fébrile subtilité, d’un mariage délicat entre la contrainte et l’étreinte, les fesses et la tendresse, l’élégance et la jouissance, comme le résume délicatement Olivier de Kersauson : « Le baise main, c’est un bon début, ça permet de renifler la viande ». Cet épisode houleux a au moins le mérite de souder, le temps d’une nuit, l’équipe toute entière autour d’ennemis communs. Pour la dernière nuit au port, je m’endors sereinement, conscient de mes actuelles lacunes maritimes mais apte à l’aventure.
L’amarre est récupérée, l’ombilic est tranché, le départ est lancé. Direction Minorque. Après toutes les compromissions, les doutes et les errements des dernières semaines, prendre le large est, sinon inespéré, au moins surnaturel. Pour ajouter au mysticisme, la brume se déploie sur le port et entoure d’un halo de cachotterie notre lente progression dans le chenal. Seul le ronronnement entêtant du moteur perturbe le silence de cette matinée hors du temps. Quelques flamants roses, endémique dans la région, s’envolent élégamment à notre passage. Une brise légère nous autorise à déployer la voile d’artimon, la grand-voile et le génois. Délicatement, le navire glisse à la surface de l’eau. Mais la quiétude du moment ne dure pas. Le brouillard se dissout et la mer se dévoile. Le visage qu’elle exhibe alors n’est pas rassurant. Des reflets bleu noir montent de l’Ouest et déteignent sur le ciel qui se charge d’épais cumulus. La VHF grésille quelques mots mordillés. Nous en comprenons l’essentiel : AVIS DE GRAND FRAIS. A ce moment-là, une rafale vient gifler le Petit Prince sur tribord comme pour nous dire « t’as entendu ? ça va cartonner ! ». Au loin, l’écume se forme de plus en plus précocement, signe d’une fréquence de houle très courte. La veille, le « capitaine » nous avait pourtant certifié que la traversée vers les Baléares ressemblerait à une promenade sénatoriale. Deux possibilités : soit les compétences météo du capitaine sont limitées, soit l’imprévisibilité des conditions en méditerranée n’admet aucune prophétie la veille d’un départ. Les deux sont envisageables. Le vent forci et fait danser la mer comme une lycéenne à son premier bal, énergiquement et malhabile. La grand-voile est affalée, le génois est enroulé, on prend même 2 ris sur l’artimon, bref il ne reste plus beaucoup de surface de contact avec l’air ambiant. Sylvain réclame pourtant une voile supplémentaire, le tourmentin, un foc solide et lourd placé à l’avant et utile en cas de gros temps. Car cette fois on y est, dans le toboggan. Frappé de plein travers, le ketch gite à bâbord avant de se redresser violemment sur tribord. Ce manège harassant terrasse Louise qui part se lover en boule dans le carré. Elle y restera 24h. Sasha résiste puis cède peu après 15h. Une main fermement cramponnée aux haubans, elle dégueule une quantité impressionnante d’aliments en tous genre dont le mélange roux et visqueux s’émiette dans le sillage du bateau. Peu avant le coucher de soleil, j’apporte à mon tour mon offrande à la méditerranée et participe au nourrissage des poissons du bassin.
La première nuit est dantesque. Un vent force 8 siffle sur les mâts de notre solide coque en acier ballotée malgré ces 15 tonnes dans des tranchées froides et sombres dont les parois de sel dépassent les 5m. Le voilier saute d’un bouchain à l’autre et apporte un semblant de stabilité à l’ensemble. Bientôt, le pilote automatique rompt le combat et nous laisse maitres de la bataille. Sylvain prend la barre et parvient à garder le cap en alternant vent de travers et vent arrière. Mais son inexpérience le rattrape ; assis gisant sur le pont arrière, j’assiste, emmitouflé sous trois couches de vêtements, à la panique du faux capitaine. Hurlant à l’aide sans en avoir l’air, l’homme range son orgueil dans la poche et, flanqué d’un sourire penaud, quémande des solutions au seul marin en état de marche sur ce rafiot avant de le laisser gérer, en patron, les manœuvres. Patient et appliqué, Florian compose donc avec ce virement de ton et prend le manche.
Sagement assise dans le cockpit, Sasha fusionne avec le bateau et alterne les hauts et les bas. Coincé entre les haubans, je dépéris lentement en essayant de maintenir les yeux ouverts. La scopolamine diffusée dans mon organisme par l’intermédiaire d’un patch censé réduire le mal de mer me plonge dans un état de somnolence terrible. Appelé également « souffle du Diable », cette drogue potentiellement hallucinatoire prévient les dégueulures et accélère l’amarinage. J’essaie de me convaincre de son efficacité en allant me tapir dans la couchette avant. En m’engouffrant au chaud, j’entends Sylvain bavocher son venin à l’endroit de ceux qui ont l’impolitesse d’avoir le mal de mer dans ces conditions. A l’intérieur, autre salle, autre ambiance. Comme pronostiqué, le carré s’est transformé en piste de valse. Les perceuses tombent sur la bannette cercueil, les caisses à outils accompagnent la gite et passent de droite à gauche puis de gauche à droite en raclant le sol, les casseroles et les tasses visitent l’intégralité du navire tandis qu’une guitare orpheline bloque le passage vers la salle de bain. Alors que le décor part en lambeaux, le capitaine se roule tranquillement une cibiche avant de se faire chauffer un café. Sidérant. Sans la moindre incidence sur son état de santé, il déambule à peine déséquilibrer dans un environnement résolument décidé à le faire chuter. Impressionnant. Je m’endors sur cette faculté que j’envie. D’autant que je réveille quelques minutes plus tard, secoué par un terrible raffut qui résonne en écho sur toute la coque. Cahoté dans tous les sens, cet éveil brutal agite mon estomac à moitié vide mais à moitié seulement. Je me libère donc du reliquat dans une cuvette de toilette désormais mouchetée de virgules de merde dont j’ignore la provenance. Délivré du surplus mal digéré, je regagne ma couche et croise Florian dans la sienne. Je devine alors que le choc ressenti auparavant trouvait sa cause dans les manœuvres hésitantes de Sylvain, qui aborde les vagues comme il aborde les gens : de plein fouet.
Le soleil se lève mais la mer ne se couche pas. La houle se raccourcit et éclate ses paquets de mer sur le pont avant par intervalles de 5 ou 6 secondes. Plongé dans un état semi-végétatif, lié en grande partie à la scopolamine, je n’entends de cette journée que le bruit lourd des flots qui tonnent sur la coque. 12h de vie pour rien, ou pas grand-chose. Quand je trouve la force de lever une paupière, le soleil se couche. Je vide les dernières réserves de bile de ma cale personnelle et je regonfle mes poumons d’air frais. Je tombe sur le groin de Sylvain, qui mène toujours sa barque, dans une mer entre chien et loup, follement belle mais encore agitée. Je tire mon chapeau devant la vaillance et l’opiniâtreté de cet apprenti marin qui vient de découvrir l’école hauturière en mode accéléré. Cependant, je ne peux plus le sentir, au propre, comme au figuré. C’est d’ailleurs cette singularité olfactive qui entraina le seul et l’unique dégueulis de Florian qui eut la témérité d’allonger sa truffe sur la litière du capitaine. Dehors, je respire mieux mais je caille. Le froid mord chaque centimètre de peau à découvert. Pas pressé de débuter une conversation que je flaire pénible, je laisse le capitaine Igloo bougonner dans sa veste de quart. Je n’assure donc pas le mien et retourne méditer sur la suite apportée à ce voyage. Cette fois, c’est la table centrale du carré qui s’est fendu en deux. Quelle farce ! Je m’étale en soufflant à proximité de Sasha, qui rit nerveusement en gémissant, les yeux écarquillés, hallucinés de l’expérience. Propulsée de gauche à droite comme une poupée de chiffon qui autrefois avait été elle, la jolie brune cogne sur mon large dos plusieurs fois, avant de définitivement s’y fixer, perclus de fatigue musculaire. Louise accapare toujours la banquette du carré mais semble retrouver des forces. J’entends sa voix parmi les supplices du navire. Vers 2h du matin, j’envisage sérieusement de mettre fin à ce calvaire. Cette esquisse de décision intervient précisément au moment où mon corps ne me trahit plus, où le mal de mer devient supportable, assumable. Mais il y a toujours maldonne sur la promesse de départ et le retour au réel de la vie en mer dans ces conditions de transport me fait douter de la réussite du projet global. Pire, le mal de mer dissipé, je ne ressens malgré tout aucune envie de rester à bord de ce brouillon sale et mouvant. Le bateau ressemble vraiment à son propriétaire. La boucle est bouclée. J’entérine donc ma résolution en refermant les yeux, laissant le capitaine s’épuiser à la barre.
Peu avant l’aube, le Petit Prince rejoint les eaux calmes et équilibrées du chenal de Port Mahon. Je quitte mon oreiller parsemé de fétides tâches de vomis et je sors rejoindre Florian et Sylvain dans le cockpit. Je discute de la nuit avec le premier :
« Cette nuit, j’ai encore dû gérer la navigation, sinon il couchait son bateau, commence-t-il d’un air consterné, puis il ajoute : en arrivant prés des côtes, il était persuadé que c’était des bouées, j’ai dû insister lourdement avant qu’il reconnaisse son erreur. Tout seul, il se serrait empaler sur les rochers »
Le jour colore peu à peu la nuit tandis que nous nous amarrons au ponton. Il n’y a pas un bruit, pas un mouvement, même la douce ondulation du bateau est imperceptible. Le calme après la tempête. Une sérénité envahit l’équipage qui se retrouve au complet sur le pont. Après 40h d’une traversée éprouvante, nous savourons la paix retrouvée. Même l’orgueilleux et arrogant nouveau capitaine ferme sa gueule et souris bêtement devant l’instant suspendu. Assis au pied du grand mât, il observe ma détermination assouplir les sangles qui maintiennent mon vélo et il comprend que je vais tenir ma promesse nocturne de foutre le camp. Mais, rongé d’une fatigue légitime et libéré d’une immense pression, son regard évanescent vogue dans le lointain en quête de réponses. Quelques mots s’échappent de sa bouche mais ils s’écrasent sur mes pensées. Le contrecoup de l’épreuve le rend presque touchant, quasi humain, en tout cas sensible et vulnérable. Ce dimanche matin, alors que mes camarades partent se décrasser des résidus de la nuit, je touche l’espace d’un instant, le bon fond de ce néo-marin. Ce colossal connard s’arrange même pour être magnanime. J’emballe mes affaires tant bien que mal et j’appelle une compagnie de taxi. Une dernière accolade avec l’équipage, capitaine inclus, et je fuis en direction de l’aéroport voisin. Je sais que mon départ ne le surprend pas, mieux, ça le soulage. Nos caractères détrempés ne sont pas compatibles, de surcroit au milieu de l’océan. L’un de nous aurait immanquablement baffé l’autre, et j’ai les mains qui tremblent rien que de l’imaginer. Je contiens ma colère et j’ordonnance l’inventaire des circonstances de ce fiasco. Mais entre la répulsion organique du responsable dont l’odeur est encore imprégnée jusque dans les fibres de mes vêtements, et la certitude d’avoir échoué dans un projet préparé depuis plusieurs mois, je sais qu’il est trop tôt, que la tentative est trop fraiche. J’éprouve l’humiliante sensation du faux départ, du temps perdu et je peine à remonter à la surface. Je hante les couloirs déserts de l’aéroport de Minorque en attendant mon vol. J’atterris à Barcelone en début de soirée et je retrouve Alice, amoureusement venue me ramener à la maison en voiture.
Les jours passent et je me tiens informer à distance des pérégrinations du Petit Prince. Mes anciens camarades de chaloupe sont toujours à bord et la situation se crispe. Le capitaine s’exclut chaque jour un peu plus du groupe et redouble d’efforts pour faire comprendre à tout le monde qu’il est ici chez lui. La tension monte et les rumeurs de séparations enflent. Pressentant cette finalité, j’ai bien fait de débarquer de moi-même avant de subir l’affront d’être prié de quitter le bord. Le reste de l’équipe est plus souple, plus patient, et surtout plus retors ; hors de question pour eux de laisser la moindre miette au sanglier boulimique qui règne dans la porcherie à voile. Consciencieusement, ils s’emploient à déguster, digérer et remanger la moindre bectance que chacun de nous avait thésaurisée en prévision de la semaine qui devait nous amener jusqu’à Gibraltar. Dorénavant, chacun sait qu’il n’ira jamais jusqu’au rocher britannique à bord de ce bateau. Ils profitent alors des Baléares en explorant les sublimes criques autour de Minorque. Un soir, alors que les trois otages du piège en haute mer espèrent atteindre les rives de l’Espagne continentale avant de filocher, Sylvain leur annonce nonchalamment que, décidément, ils ne sont pas dans le même trip. Conformément à son incapacité chronique de communiquer clairement, il tourne autour du pot avant de leur signifier leur débarquement prochain sur l’île voisine où ils devront prendre un ferry pour rejoindre le continent. Vexés et déçus, ils encaissent douloureusement la nouvelle. La traversée vers Majorque est lourde comme un secret de famille. De mon côté, j’organise mon avenir. Un rapide scanner des destinations ouvertes aux voyageurs dans ces temps encore bouleversés par l’épidémie de déraison et je dépense le budget prévu pour la transatlantique dans un billet d’avion pour le Mexique.
Je termine l’écriture de ce récit noué d’une émotion ambivalente. Sans remords et satisfait d’avoir pris la bonne décision en débarquant aux Baléares sans atermoiement mais fatalement déçu de cette cruelle désillusion. J’en retire néanmoins de jolies promesses d’amitiés avec l’équipage dont j’apprends parallèlement à la rédaction de ces lignes, qu’au moins deux d’entre eux ont retrouvé une embarcation dans le port de Valence. Leur capitaine est australien, le bateau est propre, rangé, équipé d’une cabine pour chaque marin. Mais la participation journalière n’est pas anodine et s’élève à 30€ tout compris. Un budget conséquent, équivalent à la location d’un skipper professionnel, dont j’espère qu’il aidera à les mener de l’autre côté. Sylvain, lui, ne se démonte pas. Après avoir rationnellement envisagé de rester aux Baléares tout l’été et de repousser la traversée à l’année prochaine, voici qu’il rejoue la carte du capitaine bienveillant. Dans sa nouvelle annonce postée sur la Bourse aux équipiers, le garçon se gauge dans le fiel et le ressentiment, avec des accents d’honnêteté. Conscient de son incapacité à mener un équipage, il redéfinit le capitanat en le débarrassant de toute responsabilité. Gageons qu’aucun marin ne se prenne le pied dans la fatuité de ce triste et minable propriétaire de voilier.