Extrait: "L’été touche à sa fin. C’est vrai partout sur le continent mais ici, à Calvi, ça se voit plus qu’ailleurs. […] nous déambulons nonchalamment, dans la moiteur de cette fin de soirée, et applaudissons les quelques groupes de musique restés dans la ville pour l’ultime récital de la saison."
"La nuit est aussi longue que le sommeil est court, le train des pensées livre de nombreux doutes dont le sens, parfois, m’échappe. Je dégage, néanmoins, de ce brouillard mental, une question principale: le physique va-t-il suffire ?"
"Après quelques minutes de marche dans le village de Calenzana, nous franchissons le panneau indiquant le départ de la randonnée. Le sentier monte alors doucement et ne redescendra pas avant d’atteindre le 1er refuge."
"Le refuge d'Ortu di u Piobbu accueille nos corps surpris par l'impact physique.[…] Les tentes du Parc régional de Corse, blanches comme l’albâtre, sont disséminées un peu partout, comme autant de champignons ronds, poussés là au gré des
meilleurs emplacements"
"J'éclaire le cadran de ma montre ; 5h, il est l'heure de plier le bivouac et de le remettre sur le dos. Ce laborieux et bien trop matinal effort de compactage nous procure malgré tout un immense plaisir. […] Tandis que mon père commence à plier sa toile de tente sans se soucier de la présence, pourtant olfactive et sonore, de mon frère à l'intérieur ; j'organise le repas en allumant notre réchaud bon marché et me réchauffe les mains en les regardant se chamailler."
"Il est trop tôt pour avoir faim et nous avons toutes les peines du monde à remplir nos estomacs. Une fois sur deux, le mélange fade et granuleux retombe mollement dans la popote et n'en ressort jamais."
"La cohorte de randonneurs s'étire et trie naturellement les montagnards et les autres.[…] A chaque nouvelle saison estivale, 25 000 randonneurs, expérimentés ou amateurs, tentent la célèbre diagonale corse.
La moitié échoue.[…] Un habitué nous parle de 7 accidents mortels depuis le début de l'été. Au même moment, un hélico des services hospitaliers survole notre groupe en direction des sommets."
"Si les efforts étaient jusqu'à présent soutenus, ils demeuraient essentiellement physique. Une affaire de cardio, en somme. Désormais, il faudrait compter sur nos habilités techniques et notre capacité à affronter le vide.[…] Sans un mot, en nous élançant les uns à la suite des autres, nous nous engouffrons dans un corridor de roches ciselées, coupantes comme des lames de rasoir, que l'on doit littéralement escalader."
"Sur cette autoroute de l'effort, notre engagement est maximal. Nous éprouvons la véracité de la réputation du GR20, raid le plus difficile d'Europe. Une difficulté qui n'a d'égale que sa beauté.[…] Au soir de ce 2ème jour, la réalité du GR20 abat notre détermination. Le sentier mâche nos forces et nous recrache sur ces pierriers.[…] Le teigneux Tonio doute. Il tétanise et se mure dans un silence triste.[…] En montagne, la honte s'envole et ne retombe jamais vraiment."
"J'entreprends immédiatement de retirer mes fringues et de me savonner ici, à grands coups de brassées d'eau froide dont j'asperge mon corps presque nu. Ce spectacle encourage d'autres téméraires à m'imiter et bientôt, ce sont deux files qui stationnent devant les sanitaires. Les filles sont en maillot de bain et les garçons en caleçons. Les moins pudiques n'hésitent cependant pas à s'exhiber dans leur tenue de naissance, se frottant consciencieusement le sifflet sous les regards mi amusés, mi gênés, des dizaines de randonneurs qui
campent la."
"La nuit fut étonnamment agréable. Les effluves musquées de trois gaillards fatigués et à peine lavés n'ont pas entamées la motivation quasi euphorique de cette nouvelle journée.[…] Le soleil a beau être présent ce matin, il meule quand même sévèrement. Dans ces conditions, sortir de son sac de couchage a quelque chose de débile. Chaque mouvement à l'extérieur déverse un coulis de froid dans mon organisme endormi."
"Comme une ancienne compagne encombrante, la fatigue se rappelle à nos mauvais souvenirs; elle alourdit le sac et embrume l'esprit.[…] Pareil à des sherpas népalais, nous méditons sans un bruit, le dos voûté, accablé par la charge et brûlé par le soleil dont nous nous approchons lentement.[…]Quelques passages techniques sont disséminés ci et là, et convoquent en nous une énergie que l'on pensait éteinte, mais ravivée par la peur de tomber, emporté par le poids du sac."
"Nous croisons et conversons avec toute sorte de gens. La marche nivelle les statuts, l'effort lisse les conditions.[…] Je découvre cette vérité, partagée sur tous les chemins de randonnées, et me surprend en plein fragrant délit d'humanité, à converser naturellement avec tout le monde poliment."
"Le soleil est implacable, la chaleur dansante alourdit nos pas et plombe
l'humeur générale."
"Mal assurés, glissant comme sur un skateboard sur de longues traînées, nous dévalons la pente maladroitement, aussi à l'aise que trois chimpanzés sur la banquise. Malgré tout, a chaque glissade, nous nous gargarisons de nos talents d'équilibriste et commençons même à accélérer le rythme. C'est ce moment là que choisis un groupe de coureur de trail, ultralégers et surentraînés, pour nous dépasser en sautillant comme des bouquetins désinvoltes. Nous préférons ne rien dire, on n'aime pas vexer…"
"On se tient mieux à table qu'à cheval, qu'on se le dise. Un morceau de tomme et une rondelle de saucisson, arrosés d'un verre de rouquin si fort que la vue se brouille, voilà notre ravitaillement."
"Autour de nous, les ânes traînent leurs sabots usés et broutent sans mâcher les touffes aux reflets d'argents des herbes éclairées par la lune d'été."
"Un troupeau de chèvres de montagne dégringolent de la colline voisine et, sans nous prêter la moindre attention, nous traverse de part et d'autre pour redescendre au plus bas de la vallée. Dans un tintamarre assourdissant de clochettes d'argent et de bêlements que le vent sème pourtant, ces dames défilent gaiement sans le moindre effort apparent. Nous restons un instant interdits par tant de frivolité devant cette manifestation pastorale qui parcoure en quelques minutes ce que l'on a arpenté durant des heures."
"Plus tard, une mule avec un âne monté dessus nous admoneste durement dans un patois trop corsé que nous avons du mal à comprendre. Ce montagnard en a sans doute assez de voir augmenter chaque année le nombre de marcheurs plus ou moins étrangers, et fouler au pied son territoire qu'il estime sans doute sacré. Je ne suis pas loin de lui donner raison en regardant passer un énième hélicoptère parti ramasser, au mieux un accidenté, au pire un
connard mal préparé."
"Les premières heures sont en effet d'une douceur voluptueuse. Une promenade forestière. Une vadrouille naturaliste. Presque une flânerie dans la pinède. Une brève dépense d'énergie sur un long faux plat nous arrache de la paresse, puis, nous retombons dans la marche gériatrique, la truffe au vent. Les panoramas se succèdent et la magie des lieux déroule sa poésie. Nous marchons au cœur d'un tableau ou la nature n'a rien de morte."
"C'est le Nino, un lac turquoise qui reflète l'azur des cieux et constelle de pozzines les tapis de mousse de ses rives vagues. Cet écrin humide baigné de lumière est en fait la demeure d'un groupe de chevaux laissés à vaquer dans cette grande buvette à ciel ouvert. Les puits tourbeux étanchent la soif de ces seigneurs de la création, qui paressent nonchalamment dans une élégante sérénité. Nous surplombons ce bout de paradis tombé du ciel, avant de rejoindre ces grands poneys bien peu farouches."
"Après une terrible montée sur l’arrête ciselée et gravement rocheuse, nous enjambons une première brèche à 2200m d'altitude. C'est un point de passage étroit et aéré qui ouvre le passage autour des lacs. Malheureusement, la vue est empêchée par les conditions météorologiques qui se dégradent
de plus en plus."
"A force de nous voir rôder autour de la cabane à la recherche d'un abri, un homme consent à nous ouvrir. C'est le gardien. Jean-Pierre gère depuis 25 ans le plus pitoyable refuge de tout le GR20. Quelques planches de bois voilées supportent un toit fragile et percé, qui laisse siffler le vent par des interstices grosses comme le poing. Une piètre forteresse.[…] Aucune tente n'a survécu. Un âne a même disparu. Des rafales de 160km/h ont été enregistré dans les environs. Jamais, en 20 ans de gardiennage, le patron des lieux n'avait eu aussi peur."
"Une large piste carrossable grimpe dans une épaisse forêt humide où s'égoutte quelques ravines chétives. Distrait et maladroit, je me fourre dans l'une d'elle et gauge la chaussure toute entière dans la mélasse putride. Dans un bruit insupportable de succion, je retire ma grolle du piège en stade terminal de décomposition végétale, et peste contre mon erreur d’inattention.[…] Je poursuis ma route au rythme des floc floc de mon pied trempé, et sous les quolibets des deux hyènes qui marchent à mes cotés."
"Le fusil, l'accent qui traîne, la gapette et un soupçon de mépris rentré, tout colle au tableau que des métropolitains comme nous se font de la panoplie corse. Le sympathique chasseur nous remet sur le bon chemin, moins par altruisme que pour préserver son territoire de battue aux sangliers."
"Un puissant coup de semonce nous fait d'abord lever le menton. Trop tard. Nous sommes sous un plafond rempli de suie prêt à se fendre à tout instant. Dans un réflexe de survie tardif, nous enfilons nos capes de pluie avant de subir de plein fouet la colère des Dieux. La pluie cingle nos p'tites gueules de gros malins persuadés qu'ils passeraient entre les gouttes. Ces mêmes gouttes qui punissent désormais notre audace et qui détrempe jusqu'à l’intérieur de nos pieds en transformant le sentier en torrent glissant."
"Jamais de notre vie jusqu'à présent, nous n'avions eu autant soif dans un laps de temps si court. Le premier avantage d'étancher celle-ci est bien entendu l'allégement immédiat de notre chargement. Mais nous devons nous montrer sages et mesurés dans notre consommation, car les sources sont rares sur le parcours, d'autant plus à la sortie de l'été ou la plupart d'entre elles sont asséchées."
"Les routes sinueuses ont presque raison de mes camarades. A 100km/h dans les virages de montagnes, la ceinture de sécurité en option, mes partenaires ressortent chamboulés et vacillants du coffre de Jean-Pierre. Ils sont blancs comme des merdes de laitier. Hilare, le chauffard nous salue amicalement en nous souhaitant bonne chance pour la suite. Nous venons de découvrir la conduite corse:
chaleureuse et autoritaire."
"Un shoot d'adrénaline nous permet de descendre en rappel le long d'une chaîne pendue à un rocher. Le genre de surprise que nous offre le GR20 quand on ne s'y attend pas. Le chemin mue en simple direction quand nous devons escalader d'énormes blocs de granit avant de bondir sur chacun d'eux dans un effort de concentration rarement atteint cette semaine."
"D'épais nuages charbonneux menacent d'éclater et précipite un nouveau couple dans la chaumière surchargée. Nous sommes à présent 60 gugusses, dans un refuge conçu pour 20. Une humiliante sensation d'échec se dégage de ce pathétique spectacle. Terrés comme des lapins terrifiés dans leur terrier, les conversations tournent autour d'un seul sujet: les prévisions météo."
"La vétusté des installations se retrouve jusque dans les gogues- simple trou creusé entouré de planches pourries- et des douches. Séparés de l'habitation principale par 50 longs mètres complètement exposés, la décision d'aller chier n'est pas prise à la légère. De courageuses tentatives se sont toutes soldées par des gamelles mémorables, vivement commentées par les indiscrets collés aux vitres du refuge."
"Je n'ai baissé qu'un sourcil sur deux quand une odeur épouvantable infecte d'un seul coup mes narines. Après une brève inspiration, je ne trouve pas d'autre explication que celle d'un chat qui aurait fait une horreur dans un coin. Mais je dois me rendre à l'évidence, il n'y a aucun chat dans la montagne. Le coupable est l'un de mes congénères, l'un de ceux qui ronflent du cul en dormant."
"Le GR20 a forgé sa légende sur deux ou trois étapes seulement. Des terrains rocailleux, accidentés et techniques qui dominent la partie nord et qui contrastent complètement avec le monde du sud. Les kilomètres avalés chaque jour double presque à chaque étape; preuve que le terrain s'aplanit et demeure praticable. La difficulté du sentier corse réside avant tout dans le cumul d'étapes et le manque de repos inhérent à ce genre d'entreprise sportive.[...] Ce n'est qu'en doublant voire en triplant les refuges traversés que l'impact physique est le plus violent. Ajouter à cela les caprices de la météo en montagne, véritable pieuvre aux 8 tendances, qui contraint le pèlerin malchanceux à changer de slip plus souvent que prévu et, parfois, à abandonner, faute de rechange sec à enfiler le matin"
"Nous nous sommes enfoncés dans le royaume des bergers, sur les chemins de transhumance aujourd'hui désertés sauf peut-être par des hommes épris de liberté. Sur les sentiers parfumés du maquis, dans l'étau des roches brûlantes si loin des rivages, nous avons pénétrer les entrailles de la haute montagne. Nous avons suivi le chaotique chemin, et, comme trois humbles pèlerins, nous avons parcouru le mythique GR20."