Le baton et les carottes

Marche bâtée dans les Cévennes 

Extrait: "Drôle d’idée que celle de marcher en compagnie d’un âne. Ralentir son pas, baisser le tempo, frustrer sa cadence et avancer lentement, très lentement, dans le somptueux décor que la nature agence autour de nous."

"Belle idée que celle de calquer son souffle sur celui de l’âne. La lenteur révèle ce que la vitesse masque, elle convoque en nous l’apaisement et la méditation nécessaire dans cette époque pressée."

"Un braiement puissant interrompt les retrouvailles. Un parfum musqué accompagne le bruit et nous rappelle la raison de notre présence ici. Nous dévalons avec hâte un rapide dédale, toujours guidé par ce son reconnaissable entre tous, et nous arrivons sur un plateau poussiéreux, rôti par le soleil, ou quelques enclos gardent une poignée d’ânes multicolores."

« Ohé la compagnie, bienvenue à Castagnol » "

"Un véritable repas de seigneur, glucidique et lipidique à souhait, qui alourdi nos panses extensibles. Repas de seigneur qui n’en serait pas un sans l’exécrable picrate avec lequel devait composer nos illustres aïeux moyenâgeux pour qui se servir un verre de vin valait sacrifice et risque de cécité. La bouteille qui trône ce soir sur notre tablée doit à coup sûr revenir d’entre les morts puisqu’elle en a l’arrière-gout. L’haleine piquante et les tempes roussies, nous regagnons notre abri à l’étage pour étudier les cartes."

"Plusieurs familles patientent au milieu d’une clairière baignée de soleil. Elles possèdent toute un enfant, ces êtres humains miniatures qui régentent l’existence dès l’avènement des premières dents. Ici comme ailleurs, ils commandent à la destinée de leurs parents en falsifiant la leur, persuadés qu’ils sont du bienfondé de chacun de leurs gestes. Devant la responsabilité d’avoir mis au monde ces petits paquets de joie, les pères et les mères s’empêchent et cèdent, en fuyant les regards consternés ou compatissant des autres adultes autour d’eux. Ainsi, les enfants obtiennent de choisir l’âne idéal selon leurs critères de cavalier avertis, préférant une robe au mépris d’une autre, dédaignant la longueur d’une queue ou la forme d’une oreille, en prenant tout le temps que leur juvénilité autorise."

"De hameau en hameau, par-delà les villages et l’orée des bois, notre fin de journée approche et avec elle la promesse d’une d’eau fraiche et d’un bivouac confortable."

"L’endroit est idéal pour un bivouac. Abrité des vents par l’agencement chaotique des arbres ; suffisamment plat pour l’installation des tentes et la tentative d’un feu de camp ; loin du bruit des villes et bercé par la mélodie du ruisseau, qui serpente en contrebas."

"La nuit tombe relativement vite et emporte avec elle la chaleur qui nous accabla toute la journée. Pour pallier les manquements des rayons solaires, nous décidons de faire ce que tant des nôtres à travers les âges, ont fait et font encore pour se réchauffer et chasser les ténèbres."

"Les restes d’un ancien feu délimitent l’emplacement parfait et c’est avec application que nous moissonnons les environs à la recherche de bois sec. Quelques instants plus tard, les bras chargés d’énergie renouvelable, nous nous astreignons à la création du brasier." 

"Et tandis que nous descendons d’une traite le grand verre réhydratant, nous observons le biotope authentique de ce demi ermite. La toiture en lauze n’est pas de première jeunesse et les fenêtres mériteraient une meilleure isolation pour les longs mois d’hiver. Une femme, puis une autre, vieilles comme Hérode, sortent d’une porte secondaire et viennent à notre rencontre. Ce sont ses sœurs, et nous comprenons très vite que notre bonhomme en a la charge. A en juger par l’altération de leur santé, cela devrait prochainement s’achever ; les pauvresses sont en vie, mais de justesse."

"Nous traversons un village muet et désuet, le genre qui laisse les portes grandes ouvertes au soleil. Nous apercevons alors, dans la pénombre de salles à manger mal éclairées, la silhouette curieuse et le sourire enjoué d’un autochtone heureux d’entendre le bruit d’un siècle passé. Nous voyons alors un visage ami, transpercer les rideaux de perles pour constater le passage des ânes de bâts, comme une résonnance des temps anciens, où le temps comme la vie, semblaient suspendus entre deux plateaux de grés." 

"Les ânes ont la réputation d’être intelligents et assez retors. Débarrassé de son caillou dans la chaussure, mais loin d’en avoir terminé avec le sentier, voilà qu’elle reprend sa boiterie. Plusieurs examens minutieux précèdent le coup de fil au propriétaire qui confirme par téléphone le caractère malicieux de son ânesse et l’escroquerie dont nous sommes les victimes zélées. Nous débutons l’ascension encore plus lentement que d’habitude en priant pour que l’ânier ai posé le bon diagnostic. Moins d’un kilomètre plus tard, nous avons la confirmation que les ânes peuvent être meilleurs comédiens que la plupart de nos acteurs français." 

"De tunnels en voies ferrées, nous surplombons une rivière turbulente et chantante et cheminons désormais en direction du Pont de Montvert, sur une portion du célébrissime chemin de Stevenson."

 "A la sortie de la bourgade, nous réglons son compte à un muret de pierres chaudes sur lequel est adossé une épaisse ligne de ronces sauvages remplies de mûres mures. Au loin, amusé de cette goinfrerie improvisée, un vieux sourire nous salue de son potager."

"Mireille n’a jamais connu Modestine et pourtant on jugerait qu’elles furent sœurs. L’auteur anglais mentionne lui aussi la formidable comédienne que fut son ânesse et l’apprentissage moralement douloureux qui fut le sien avant d’être le nôtre, de l’art de la conduite des ânes par des âniers expérimentés qu’il croisa sur le chemin qui bientôt porterait son nom."

"Dans une chaleur d’étuve nous hâtons notre pas et profitons des rares couloirs d’ombres pour recharger nos organismes d’une eau dramatiquement tiède. Contraints par le rythme des animaux, nous subissons la fournaise sans broncher. Les premières crampes apparaissent et c’est l’ami Joel qui en subit les conséquences :

« Vous allez devoir bientôt me porter assis, comme un Bouddha, rigole-t-il en grimaçant »"

"Vaillants et robustes, ils allongent le pas d’un égal tempo, dédaignant les reliefs, snobant le paysage, besognant comme tant des leurs le firent et le font encore à travers les âges et les continents. Princes du désert et acclimatés aux latitudes brulantes, l’été cévenol ne représente aucun danger pour eux." 

"A intervalles irréguliers, sans ordre apparent mais construit avec les mêmes matériaux, quelques masures de vieilles pierres apparaissent ci et là, et découpe le poster de la nature originelle en apportant une touche humaine au canevas."

"Autour de nous, les dômes verdoyants tachetés de nuances de verts et lardés de larges bandes de bruyères comme autant de morceaux de moquette couleur lavande."

"Un minuscule hameau d’une dizaine de maisonnettes, sans réelle place principale, sans vie humaine apparente. Nos éclats de voix et le cliquetis des sabots viennent briser le silence des lieux et, à l’oreille, nous trouvons un abreuvoir en pierre couvert de mousse, que surmonte un robinet de cuivre hors d’âge."

"Alertée par les gargarismes sonores de nos gorgeons, une vieille momie apparaît brusquement dans l’encadrement d’une porte cochère. Elle a les cheveux rouges et il y a fort à parier que ce soit leur couleur naturelle."

"Seule propriétaire de l’unique bâtisse à usage commun du hameau, elle tient son commerce d’une main de fer. Elle invite ma dame à l’intérieur de son logis tandis que je patiente au centre d’une cour intérieure bordélique, un bric-à-brac fermier où se chamaille une poignée de chatons juste sevrés."

"Jouxtant la maison, un grenier à grains qu’escaladent en cadence des dizaines de poules avant de venir à la rencontre des curieux bipèdes que nous sommes. La lumière évanescente de la soirée teint ce décor campagnard à la manière d’une aquarelle champêtre."

"A l’abri sous les hauts plafonds, dans notre chantier de cathédrale, surplombés par les poutres de châtaigniers et couvert de poussière, nous nous endormons enveloppés dans une agréable odeur de camphre dont la peau des femmes est imprégnée."

"Au sommet, les cairns se succèdent et commandent notre progression. Les landes de bruyères pointillent l’horizon et nous marchons désormais sur le nombril d’un immense ventre de pierre ou dominent le minéral et la mousse. Puis, perchés à l’extrémité d’un mamelon rocheux, nous apercevons le Pont-de Montvert en contrebas."

"Nous longeons les quelques rapides du Tarn, gonflé à l’occasion par une trentaine de baigneurs venue s’offrir dans ces eaux tumultueuses la fraicheur que l’air ne leur apporte plus. Nous ne disons rien mais nous le savons, cette vitalité aquatique fera bientôt partie de notre séjour ici."

"Dans une ambiance de colonie de vacances, et précédés par une horde de vacanciers en surchauffe, nous barbotons comme des jarrets dans un décor de carte postale. Nageant comme des loutres dans les trous d’eau, lézardant comme des iguanes sur le dos des rochers lisses et brulants, l’après midi se passe et se tasse sans la moindre contrariété."

"La vie d’un camping tôt le matin s’organise autour du respect à l’endroit de celui qui dort encore, c’est-à-dire à ce moment-là, tout le reste de la ville. Chaque geste est réfléchi, étudié, en fonction des décibels potentiels et proportionnels au taux d’emmerdement produit."

"[…] nous connaissons l’adage paysan : « Quand le foin manque au râtelier, les chevaux se battent ». Ça fonctionne aussi pour les ânes visiblement. Les coups de bottes pleuvent sur les plus faibles. Et ça gueule bon dieu, on se croirait dans une poissonnerie de Ménilmontant. Après le son et l’avoine, la mutinerie s’emploie à régler son compte à la meule de foin"

"Mon père est toujours enchevêtré au milieu des encolures, les bras en l’air, l’air con ; Joel pleure de rire mais aussi de douleur à la suite d’un coup de sabot sur son pied ; moi j’immortalise la scène avec ma caméra tandis qu’Alice et Nadège se boyautent tout en s’inquiétant des conséquences"

"De portillon en portillon, nous franchissons les prés et autres champs de propriétaire, dans un élan parfaitement toléré par ces derniers, et croisons à l’occasion quelques chiens gueulards, excité par l’idée de se couenner un saucisson d’âne."

"Il nous faut du temps pour comprendre que le terrain vague en contrebas duquel stagne un étang à grenouille est notre zone de campement." 

"Cela fait 1h que nous slalomons entre les billes de roches qu’un géant a sans doute oubliées là jadis. Dans ce territoire désolé, dévoré par les incendies récents, nous soulevons la poussière parmi les éclats de pierres en observant le squelette noirci de ce qui autrefois avait été des plantes. Au loin, un épais tapis vert moucheté de bruyère rose convoque la vie et contraste avec la morgue de ces sentes arides."

"[...] alors que nous serpentons tranquillement au milieu d’un sentier creusé en contrebas d’une immense prairie, nous apercevons des chevaux, dont l’un est visiblement intéressé par notre ânesse. L’instant d’après, nous les retrouvons emboités sans pudeur, avec comme objectif évident de fournir à la France un nouveau bardot."

"La journée se poursuit gaiement mais Mireille se méfie désormais du moindre mouvement suspect dans les fourrés. Après un paisible déjeuner, nous arrivons au bord d’un gué, où la symphonie d’un élégant cours d’eau nous gratifie de sa poésie."

"Comme une incarnation de la fin de notre marche, nous croisons des cimetières sauvages, témoins d’une tradition ancestrale sur les terres Cévenoles."

"Je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L'important est de bouger, d'éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs coupants."
Robert Louis Stevenson